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JUILLET 2020 56 Voile par Georges Leblanc, skipper gleblanc@georgesleblanc.com Une nuit en zone équatoriale Souvent, le fait de désirer une situation ou de penser que les complications n’arrivent qu’aux autres ne correspond pas toujours à la réalité de la vie, laquelle peut nous faire perdre nos illusions. En fait, il vaut mieux accepter les choses telles qu’elles se présentent et les vivre au présent, en s’y adaptant le mieux possible et peut ‐ être tout en se faisant philosophe et contemplatif. Depuis une demi ‐ heure, la voûte céleste s’orne d’étoiles scin ‐ tillantes et voilà que ces milliers de points lumineux s’éteignent lorsqu’un épais couvert nuageux apparu comme par magie les fait disparaître. Puis, inévitablement, l’océan s’assombrit comme pour éprouver nos instincts de battants. Dans une telle obscurité, nous sommes incapables de prédire les sautes d’humeur de Sa Majesté l’océan. Pour l’instant, tout va bien. Les instruments électroniques indiquent 12 noeuds de vent et cela nous assure momentanément une navigation paisible. Mais voilà, l’erreur est de penser cela, car tout à coup, juste à voir le cadran indicateur des vents s’affoler jusqu’à inscrire les 35 noeuds dans les coups de vents destructeurs, l’inquiétude s’empare de nous. Nous étions trop relax. – Merde! DANGER! Un grain nous tombe dessus au moment où la nuit nous prive de toute visibilité. Ce n’est pas de chance, le voilier porte trop de voilure! Vite aux écoutes. Méfiez ‐ vous de l’écoute de la grand ‐ voile qui fauche tout sur son passage. Ces masses d’air instables et violentes tourbillonnent en tous sens et on ne sait plus où donner de la tête. Une pluie orageuse tombe à l’horizontale; les grosses gouttelettes d’eau flagellent nos paupières comme elles le feraient dans une vitrine et nous n’y voyons absolument rien. Pour la énième fois aujourd’hui, c’est la douche. Malgré cela, il faut bien que je barre le voilier le temps que ça passe, tout en né ‐ gociant les vents de manière à éviter les empannages de la grand ‐ voile et de son imposante bôme. Car si une telle perte de contrôle survenait, cet espar long de 26 pieds à une vitesse effrayante passerait d’un bord à l’autre sous la puis ‐ sance du vent. Il risquerait de faucher le matelot qui, malen ‐ contreusement, se retrouverait sur sa trajectoire. Ce danger nous guette, il se balade au ‐ dessus de nos têtes... Nous de ‐ vons absolument éviter qu’un membre de l’équipage se blesse grièvement et de tout casser le gréement et de déchirer les voiles. Après un quart d’heure d’efforts soutenus, l’équipage réussit à maîtriser notre voilier El Unicornio devenu fougueux comme un pur ‐ sang voulant désarçonner son cavalier. Enfin l’orage devient une averse, le vent tombe, les vagues deviennent houle, la mer s’aplatit puis retrouve son calme. Aussi vite sont arrivés les nuages au ‐ dessus de nos têtes, aussi vite ils sont repartis après nous avoir testés en situation périlleuse. Comme on se plaît à le dire « après la pluie le beau temps ». À ces latitudes équatoriales, les grains se succèdent à une folle cadence. Cela fait partie du quotidien des navigateurs. Le pire, c’est que ça arrive presque toujours au cours d’une nuit obscure; le moment que l’océan privilégie pour nous tendre ses traquenards. Il importe de réaliser que les marins se portent bien physiquement et mentalement tant et aussi longtemps que le voilier demeure en bon état de marche. Et si le malheur nous frappe, il revient au skipper, appuyé par son équipage, de reprendre la situation en main, et cela, en considérant que les décisions devront prioritairement être prises à la faveur de l’humain. J’en connais un bout sur le sujet, étant donné mes nombreuses mésaventures; dans tous les cas, j’ai tou ‐ jours priorisé la sécurité de mes équipiers avant les consid ‐ érations matérielles et j’en retire une grande fierté. En mer, c’est fou comme on a le loisir de réfléchir à ce qui doit être fait, à la manière dont on le ferait et à ce que l’on réussirait à accomplir en présence d’imprévus ou de troubles com ‐ plexes nous forçant à réaliser nos inexpériences en certains domaines. C’est ça faire face à l’adversité... Je n’ose en faire mention ouvertement, mais les gars vien ‐ nent de vivre deux épreuves de file en moins de quatre heures. Ça fait partie des choses de la vie. Celles que l’on ne peut pas changer, ce sont celles que nous n’avons pas eu à choisir. Ils atteindront bientôt leur limite et, comme eux, je souhaite retrouver le calme et avoir réponse à la question simpliste qui trotte dans ma caboche. Crédit photo : Luc Gagné, équipier.

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