FÉVRIER 2019
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Voile
par Georges Leblanc, skipper
gleblanc@georgesleblanc.comOCÉAN PHÉNIX
REPREND SA ROUTE...
Après avoir vérifié d’un regard furtif le pont avant et le
cockpit, je m’empresse de refermer le capot coulissant,
même si l’eau de mer poussée par les forts vents s’infil-
tre entre les panneaux de l’entrée et ruisselle sur le
plancher. L’intérieur du voilier est confortable et je suis
réconforté de ne pas avoir à sortir braver les vents de
60 nœuds pour toutes sortes d’interventions urgentes.
Toute la nuit, l’
Océan Phénix
glisse sur le flanc des
vagues, enfilant sous sa coque seuls quelques débris non
menaçants, tels un baril et un arbre qui nous poursui-
vent dans notre dérive nord.
Bienvenue à toi, lever du jour! De gros nuages tapissent le
ciel. Le vent semble s’essouffler. Déjà, tout semble différent
et facilité à la lumière du jour. En fait, ça semble moins pé-
rilleux d’arpenter le pont pour aller constater l’état de la mer
tout devant à l’étrave. Pierre, impressionné par la hauteur de
la houle persistante, m’accompagne sur le pont avant; il
s’agit de fixer la longe de nos harnais à la ligne de vie, au cas
où le voilier prendrait un excès de gîte au passage d’une très
grosse vague égarée. La surface de la mer devrait s’aplatir
d’ici quelques heures, car le vent tourne au nord et ne souffle
plus qu’à 25 nœuds. Le mot d’ordre est que tous sur le pont
ou au cockpit doivent en tout temps être bien retenus au voi-
lier. Fréquemment, je viens voir si la consigne est respectée.
En attendant que le retour au calme se produise, la patience
des équipiers est de mise. Tous s’amènent au grand jour afin
d’effectuer le grand ménage du pont, soit le ramassage des
nombreux cordages enroulés et noués de toutes parts autour
de la bôme et de la grand-voile. Voilà un boulot qui pousse
les gars à rigoler tout en s’interrogeant.
– Comment avons-nous pu faire autant de nœuds
à ces cordages?
– Mais, au moins, les voiles ne sont pas parties chaluter
à la mer pour en ressortir en lambeaux!
À les entendre papoter, je souris; ils se posent des questions
et y répondent eux-mêmes. Nous devrons attendre l’heure
du midi avant de reprendre notre route vers l’ouest. Pendant
qu’ils s’acquittent de ces tâches, je me charge de réviser la
navigation tout en calculant notre position et le nouveau cap
à suivre. Le résultat me pousse à recalculer plus d’une fois
et puis à me parler à voix haute… À m’exprimer sans rete-
nue…
– Wow! Ça fait ch... en ch...! L’Océan Phénix a dérivé sur une
distance de 44 milles nautiques. En plus, il a dérivé vers le
nord-est, c’est-à-dire dans la mauvaise direction!
J’informe l’équipage que nous devons à nouveau refaire une
portion de la route que nous avions déjà parcourue hier
avant la mise à la cape. Incrédules mais rieurs, le résultat est
qu’en blaguant dans une cacophonie inaudible les petits co-
miques me suggèrent de retourner à la table à carte et de
recommencer mes calculs.
– Non! Non! Mes positions ne mentent pas ! Ce sont 44 milles
que nous avons à refaire. J’ai déjà connu pire situation; en
1998, au passage de l’ouragan « Danielle » j’avais dérivé de
77 milles en moins de 10 heures. Pour cause, où je m’étais po-
sitionné, le vent avait soufflé à 85 nœuds. Hier, c’était du
60 nœuds. Le lendemain, captif et piégé par les deux tempêtes,
à sec de toiles, je filais sur le dos des vagues à une vitesse de
13 nœuds en direction de l’Europe, sauf que je suis toujours
resté dans le cœur de la tempête jusqu’à ce qu’elle meure.
Sans en ajouter plus, je tourne les talons, les laissant à la cor-
vée qu’ils ont entreprise et qui leur permet de prendre un
bol d’air salin. Nul doute, cette fraîcheur va les réveiller pour
de bon… Pendant ce temps, seul, je me plais à l’intérieur, ré-
conforté par la chaleur radiante du moteur diesel. Je m’oc-
cupe, je casse une douzaine d’œufs que je fais brouiller;
d’une main, je fouette les jaunes et, de l’autre, la poignée de
la casserole bien en main, je compense à droite et à gauche
afin de contrer le va-et-vient des œufs engendré par le roulis.
Tout cela afin d’éviter que cette bouffe tout entière ne se ré-
pande sur le réchaud avant d’avoir atteint sa consistance.
Puis je fais rôtir le pain de mer que je tartine de beurre d’ara-
chides tout en sirotant un bon café frais coulé, au son de la
guitare de Pépé Roméro sur CD.
– Ça, c’est du bonheur pas cher!
Depuis une petite heure, tout semble aller pour le mieux,
nous reprenons notre route sous la propulsion du moteur.
Ainsi, ça permet à l’
Océan Phénix
de s’éloigner de cette zone
houleuse en toute facilité et, par la même occasion, de re-
charger les batteries. Le soleil est au zénith. Les voiles main-
tenant toutes dehors, nous filons enfin bon train à 9 nœuds
de vitesse sur le cap idéal. L’heure du lunch approche. Les
appétits sont aiguisés et tous sont curieux de connaître à
quoi ressemblera la pitance qui leur sera servie au repas du
midi. En fait, ils se servent eux-mêmes. Le plus rigolo, c’est
l’installation de l’espace de vie, comme nous nous plaisons
à le définir, et aussi la manière dont le service s’effectue. Il
ne faut jamais perdre de vue que le voilier joue le rôle d’un
transporteur, car 32 imposantes poches de voiles sont em-
barquées. De chaque côté du carré, elles occupent toutes les
cases des fonds et espaces disponibles. Nous dormons sur
les voiles et prenons nos repas assis de part et d’autre des
six pieds carrés représentant le seul espace libre dans tout
ce grand voilier.
En temps normal, lorsque le repas serait servi, la gang se re-
grouperait autour d’une table. Chacun aurait une place vis-
à-vis une assiette. Au cours de cette traversée océanique, ce
n’est pas si simple que cela, car il n’y a pas de table ni de